– Mitch Ditkoff –
(traduit de l’anglais)
Lorsque j’avais 26 ans, les réseaux sociaux n’existaient pas, mais les travailleurs sociaux, si. En tant que fils privilégié d’une famille juive de la classe moyenne supérieure vivant à New York, le travail social ne figurait pas sur mon écran radar. Ce n’était pas une situation suffisamment valorisante, avec beaucoup d’heures de travail à la clé et, de surcroit, mal payée. Alors, le jour où ma voisine, une pédiatre du centre médical de l’Université de Virginie, m’a fait une offre de travailleur social dans le cadre d’un nouveau « programme d’intervention pour la petite enfance », financé par le gouvernement fédéral, je l’ai écoutée d’une oreille plutôt distraite. J’étais sociable, oui, et je savais travailler, mais consoler des parents d’enfants multi-handicapés ne me semblait faire partie de mes talents.
Ma voisine pédiatre voyait les choses différemment. « Nous vous avons déjà trouvé un mentor, m’a-t-elle expliqué. Et d’ailleurs nous ne recherchons pas des travailleurs sociaux professionnels. Nous voulons des gens qui peuvent apprendre sur le tas, pour pouvoir développer ce programme à travers le pays. »
Elle finit par me convaincre d’intégrer une équipe de professionnels de santé qui fournirait des services à des familles ayant mis au monde un enfant handicapé. L’objectif était de faire tout ce qui était en notre pouvoir pour permettre à ces familles de rester unies – un défi qui s’avérait à l’usage extrêmement difficile à relever, étant donné les nombreux bouleversements que provoque l’arrivée d’un enfant de ce type au sein d’une structure familiale.
En quoi consistait mon travail ? À chaque fois qu’un enfant atteint d’un handicap naissait à la maternité de l’Université de Virginie ou qu’un tel retard de développement était diagnostiqué dans les mois suivants, je devais être le premier membre de notre équipe sur les lieux. Le protocole d’intervention était simple. Lorsque je recevrai un appel de l’hôpital, je devrai m’y rendre, toutes affaires cessantes, pour rencontrer les médecins et les parents. Les médecins seraient soulagés de me voir arriver pour les décharger de tous ces problèmes émotionnels embarrassants. Les parents le seraient beaucoup moins, comprenant que quelque chose ne devait pas aller chez leur enfant.
J’ai fait ce travail pendant deux ans. J’ai beaucoup appris et vécu des moments forts. Cependant, 46 ans plus tard, mon souvenir le plus marquant ne concerne pas une quelconque aide que j’aurai pu apporter à des parents, mes visites à domicile ou les méandres de la bureaucratie d’un système médical défectueux. Ce dont je me souviens c’est d’une jeune mère célibataire et du pouvoir des larmes.
Lorraine Thompson avait 17 ans, lorsque je l’ai rencontrée pour la première fois dans une salle d’attente éclairée au néon. Son fils, Michael, avait trois mois. Ni elle ni lui n’allait bien. Lorraine était accablée, très stressée et ouvrait à peine la bouche. Michael tremblait, donnait des coups de pied et bavait, après qu’un diagnostic de paralysie cérébrale ait été posé sur son cas quelques jours auparavant.
Témoin de la souffrance de cette jeune femme, mon premier réflexe fut de vouloir la réconforter, de me poser en refuge contre toutes les souffrances de sa vie. C’est ce que j’ai essayé de lui apporter durant les premiers mois de mes séances d’accompagnement : lui servir le thé, l’écouter et lui rappeler ses nombreux atouts personnels. Après chaque séance, je compilais mes notes et étudiais de près les progrès qu’elle avait enregistré depuis sa dernière visite à l’hôpital.
Il y avait du progrès. Lorraine semblait de meilleure humeur. Cependant ma superviseuse voyait les choses différemment. Pour elle, les progrès n’étaient qu’apparents et reflétaient plutôt l’expression d’une stratégie inconsciente de ma part de me protéger ainsi que Lorraine de ce qui devrait nécessairement se produire. Mes bonnes intentions faisaient obstacle. Mon mentor m’a expliqué qu’il fallait que j’arrête d’être aussi compréhensif envers Lorraine Thompson, 17 ans, mère célibataire semi-catatonique d’un fils gravement handicapé. En d’autres termes, il fallait que « je la laisse tomber là où elle ne pourrait plus tomber plus bas ».
Au départ, je ne pus me résoudre à une telle éventualité. J’étais la seule personne au monde de laquelle cette femme recevait un réconfort et il fallait maintenant que je la laisse tomber ? Cela n’avait aucun sens. Cependant, après avoir écouté mon mentor me parler du « processus de guérison », ma tâche me parut plus claire. A ma prochaine rencontre avec Lorraine, je la laisserai se désintégrer.
Trois semaines ont passé. Lorraine et son fils sont venus, comme à l’accoutumée depuis maintenant plusieurs mois, pour une séance dans le salon des parents. Nous avons commencé comme d’habitude, lui posant des questions sur sa semaine passée. Après quelques minutes de bavardage, elle est passée à des sujets plus difficiles, comme le manque de soutien qu’elle recevait de sa propre mère ou les étouffements de son fils lorsqu’il mangeait. Mais au lieu de répondre en lui passant une main protectrice sur l’épaule ou d’un ton enjoué, je ne dis rien. Je restais assis là, l’observant silencieusement sans prononcer aucune parole de réconfort.
Lorraine a soutenu mon regard pendant dix secondes environ, puis elle a commencé à pleurer. Ses pleurs se sont transformés en sanglots, puis ses sanglots ont enflé jusqu’à devenir quelque chose que je ne saurais nommer. Je restais assis là, en silence, me souvenant du sage conseil de mon mentor, « laisse-la tomber là où elle ne pourra plus tomber plus bas ».
Cela a pris un certain temps, mais ça a fini par arriver. Lorraine avait pleuré toutes les larmes de son corps. Quand elle eut fini, je lui ai pris la main. Au début, elle ne me regardait pas. Puis elle a levé les yeux sur moi et j’y ai vu un grand soulagement.
Alors quoi ? Je me demande combien de fois, durant ma vie, j’ai cherché à soutenir d’autres personnes alors que tout ce que j’avais à faire c’était simplement leur laisser de l’espace. Au nom de la bienveillance, de la compassion, de l’humanité, j’ai accompli de nombreux gestes apparemment sincères destinés à soulager la souffrance des autres. Et malgré les meilleures intentions du monde, à de nombreuses reprises, il aurait été bien plus sage de ne rien faire d’autre que de leur « ménager un espace » ; un espace débarrassé de tout discours encourageant ou rassurant ; un espace propice au démarrage du processus de guérison.
3 mai 2019 à 08:24
Laisser la place… ne pas réagir… la veritable humilité, la veritable compassion.
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3 mai 2019 à 20:15
superbe expérience qu’il a vécu- ce Mitch; et avec une telle leçon ! C’est vrai qu’en voulant faire le bien , parfois on empire la situation- mais on peut évoluer, par chance, et comprendre!
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6 mai 2019 à 02:05
Merci!
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15 mai 2019 à 11:41
Merci pour ce partage, on ne voit pas toujours les situations de la bonne manière et ça fait du bien d’avoir un tel écho, ça remet les idées (souvent préconçues) à leur place.
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