Au mont du Dragon

15 mai 2012

Textes choisis

– Luo Zenan (1808 – 1856) –

Une route de plus de quarante li mène au sommet du mont du Dragon, qui domine quatre districts de toute sa hauteur, plein de superbe et de fougue.
En l’an renyin (1842), je séjournai à une centaine de li du mont ; je le voyais comme à deux pas de moi, mais fus empêché, à plusieurs reprises, de réaliser mon désir de m’y promener. Enfin, à la neuvième lune, comme le ciel était dégagé et qu’il n’avait pas plu depuis dix jours, je m’y rendis en compagnie de Xie Chunchi, Jiong Zhai, et Li Cha’an.
Le lendemain, nous étions à mi-chemin du sommet et passâmes la nuit à la Grotte de l’Eau blanche. Le versant s’aplanit soudain, les champs étaient vastes et des arbres se dessinaient dans la brume. L’eau sortait d’une gorge rocheuse et jaillissait en cascade sur plusieurs milliers de pieds, d’où ce nom de Grotte de l’Eau blanche. Bientôt un vent froid souleva des ténèbres, des nuages fusèrent des antres rocheux et recouvrirent la vallée. En nous penchant au-dessus de la cascade, nous ne vîmes plus rien. Nous montâmes plus haut, escortés par les nuages, avec champ de vision réduit à vingt ou trente pieds. A mesure que nous avancions, notre regard était noyé dans le brouillard. Nous avions l’impression de naviguer en haute mer sans retrouver le chemin du retour, ou d’errer dans un désert sans savoir quand nous pourrions faire halte. Nous marchions l’un derrière l’autre, lentement sans nous distinguer, chantant à tour de rôle pour évaluer la distance qui nous séparait. En entendant des chiens aboyer, nous sûmes que nous arrivions à un endroit habité. Nous nous assîmes sur des pierres et demandâmes notre chemin, on nous répondit à travers le brouillard, mais nous ne vîmes rien ni personne. Enfin, après une journée d’efforts, nous arrivâmes au sommet. Un petit temple s’y dressait, aux murs de pierre et aux tuiles de fer, avec un puits en son milieu. Nous ne pûmes rien voir au-dehors, même en nous penchant à la fenêtre.
Un bûcheron me dit en riant : « Pourquoi avez-vous été si pressé de venir ici ? Cette montagne est la géante du sud. Par temps clair, on voit très loin dans les quatre directions ; le paysage est aussi beau à contempler que des danseuses. Le soleil d’automne peut resplendir pendant des jours et illumine alors tout sur dix mille li. Mais nul ne sait où se cachent les souffles qui concentrent les ténèbres, et dès qu’ils sortent, le brouillard recouvre le monde. Celui dont l’esprit sait le prévoir reste chez lui et épargne ses pieds. Pourquoi avoir été si pressés de venir ici ? »
« C’est vrai, lui répondis-je. Comprends-tu aussi le tao ? Que la route soit périlleuse ou aisée, que le monde soit dans les ténèbres, ou dans la lumière, le tao n’en continue pas moins d’exister. Quand notre cœur s’unit au tao, notre esprit se promène avec le ciel, libre et heureux, et tout lui est accordé. Je suis venu me promener ici parce que je désirais contempler l’univers dans toute sa magnificence, découvrir les prodiges de la création. Même si, aujourd’hui, mon désir ne peut être satisfait, les sentiments qui m’ont mené ici n’ont pas changé. Que suis-je pour ces nuages qui se ramassent et se déploient ? Rien n’est permanent en ce monde. Qui sait si ces ténèbres ne se transformeront pas bientôt en lumière ? Et toi, verrais-tu d’un œil impassible cette haute montagne engloutie à jamais dans la poussière ? »
Le bûcheron écouta mes paroles ; puis, tout en chargeant son bois sur son dos, il se mit à chanter : « Quand les nuages se dissipent sur le mont du Dragon, les dix mille choses sont illuminées. Quand les nuages se rassemblent sur le mont du Dragon, one ne trouve plus le chemin du retour. Mais nous ignorons quand ; aussi, pour être heureux, soyons soumis au ciel. » Sa chanson terminée, il partit, je ne sais où.

Extrait de « Sagesses chinoises, morceaux choisis », édité par Le Monde des Religions.

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un commentaire le “Au mont du Dragon”

  1. Jung Françoise dit :

    Merci Pierre pour ce message de sagesse qui va éclairer ma journée, ma semaine peut-être toute la vie qui me reste à vivre, même dans les nuages!

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