L’étroit petit cochon

23 août 2012

Témoignages

– Roland Bec –

Il était une fois, il y a bien longtemps…
C’est ainsi que commencent nombre d’histoires enfantines et de contes de fées. Créer un espace-temps éloigné de nous et faire entrer en jeu des personnages étranges, magiques, souvent zoomorphes, permet de se laisser porter par l’histoire tout en permettant au message qu’elle contient de traverser le filtre du rationnel et pénétrer notre inconscient pour, peut-être, y opérer quelque transformation.
Mais qu’en faisons-nous vraiment ?

Or, donc, en ce temps-là, étaient trois petits cochons, qui, pour se protéger des assauts du grand méchant loup, entreprirent de se construire un abri.

Le premier avait entendu parler du loup mais n’avait jamais vraiment eu affaire à lui, sinon pour quelques bagatelles. Il décida donc de ne pas s’en préoccuper outre mesure et se contenta de monter une hutte en paille et de profiter le plus possible des plaisirs immédiats que la vie lui offrait.
La paille dont il assembla sa hutte était faite de brins d’insouciance liés entre eux par de nombreuses croyances, et attachés à quelques piquets de prétentions. Il la couvrit d’un toit d’inconscience et la construisit tout en haut d’une colline d’arrogance, là où résidaient les politiciens de l’époque. Ainsi, se crut-il à l’abri de ce prétendu loup, qui pouvait tant effrayer les autres, mais certainement pas lui.
Et il dansait et il chantait à tue- tête : « Qui craint le grand méchant loup, c’est pas moi, c’est pas moi… »
Ses frères eurent tôt fait de l’appeler l’étroit petit cochon – étroit d’esprit, cela s’entend.

Le second avait, quant à lui, déjà subi quelques sévères attaques du loup. De plus, il regardait tous les jours les infos à la télé, lisait le journal, et avait pris le temps d’observer ce qui se passait dans le monde. Il avait réalisé que les drames n’arrivaient pas qu’aux autres, mais que lui aussi pouvait se trouver un jour en mauvaise posture.
Il avait également observé que le grand méchant loup pouvait prendre des formes diverses et variées, parfois violentes et soudaines, parfois très subtiles et opérant sur le long terme. Il pouvait changer sa stratégie d’attaque d’un jour à l’autre, pouvait souffler à l’improviste de n’importe quel côté.
Parfois le loup prenait la forme massive et violente d’un séisme, d’un tsunami, d’une tempête, d’un incendie, d’un conflit, d’une guerre, et tout détruire. Il pouvait se déguiser en licenciement, en récession, en cambriolage, en chômage, en disette, et vous laisser à nu. Il pouvait vous prendre par surprise – vous ou l’un de vos proches – sous la forme d’une maladie grave, d’un accident de la route. Il pouvait disloquer une famille en se déguisant en maîtresse ou en amant.
Mais l’une des formes les plus subtiles sous laquelle le loup pouvait venir à bout de votre maison, était celle du temps qui passe, de l’âge qui avance avec son cortège de maux et de chicaneries : les rides, les cernes, les poils qui se mettent à pousser là où ils ne devraient pas ou qui ne poussent plus là où ils le devraient ; les cheveux qui blanchissent puis tombent ; les articulations douloureuses, les muscles qui s’affaissent, le souffle qui manque, la mémoire qui s’évapore…
Alors, il décida de construire une cabane en bois, bien solide.
Et le bois dont il fit sa cabane était constitué, en premier lieu, de multiples assurances qu’il contracta : assurance pour sa voiture (tous risques, bien sûr), assurances habitation, santé, complémentaire santé, retraite, assurance-vie et même assurance décès !
Il se syndiqua, se politisa, s’associa, se salaria, se maria, eu de nombreux enfants pour assurer sa descendance, se fit baptiser pour assurer sa transcendance et pria tous les dimanches pour que loup ne vienne pas l’embêter le reste de la semaine.
Pour poser sa maison sur de bonnes fondations, il mit de l’argent de côté : livret A, Livret de développement durable, Plan d’Epargne logement ; il boursicota ; il acheta des actions, des parts de sociétés, des Sicav.
De vins et de réserves, il emplit sa cave.
Puis il investit dans l’immobilier, une valeur sûre pour tenir le loup à l’écart, c’est bien connu.
Pour éviter de se faire surprendre par le loup déguisé en temps qui passe, il se botoxa le groin, l’encrèma, le grilla sous les UV. Il se mit au bio, fit du sport, pratiqua le yoga, le karaté, le qi gong, le tai chi, l’aïkido, le kendo, le judo, et pour ne pas avoir mal au « do », il apprit la musique, chanta le fado, dansa le tango… et consulta régulièrement son ostéo.
Il s’entoura aussi de nombreuses relations, étendit son réseau d’amis sur plusieurs sites communautaires.
Mais une de ses stratégies les plus subtiles pour se protéger du loup fut de faire « comme tout le monde », se fondre dans la masse, paraître « normal », autant que possible. Ainsi, pensa-t-il, le loup ne me remarquera pas parmi tous les autres et me laissera tranquille. De plus, en cas de pépin, je me sentirai moins seul à m’être fait pressé !
Il lui fallut ainsi de nombreuses années pour construire sa cabane en bois et il espéra fortement que lorsqu’il serait en retraite, il pourrait enfin chanter joyeusement : « qui craint le grand méchant loup, c’est pas moi, c’est pas moi… »

Curieusement, le troisième petit cochon construisit aussi une hutte en paille et une cabane en bois dans son jardin. Mais à la différence de ses deux frères, s’il fréquentait régulièrement ces abris, il ne les investit pas.
Il se construisit une maison en pierres, bien solide, juste à côté. Il eût été inutile de chercher les pierres dont était construite sa maison, on ne les aurait pas vues car c’est en son propre cœur qu’il trouva son espace de sérénité, de satisfaction et de protection. Il savait que cette maison-là ne serait pas affectée par le temps et même si une catastrophe venait à détruire sa hutte et sa cabane en bois, il saurait où se réfugier pour ne pas se sentir dévasté.
Les pierres de cette maison-là n’empêcheraient pas le loup de souffler, mais en aucun cas, il ne pourrait y pénétrer.
Et c’est bien ce que comprirent les deux autres petits cochons qui, après que leur abri fut soufflé par le loup et bien des désillusions, vinrent s’y réfugier aussi.
Lorsque le loup tenta de se faufiler par la cheminée, le souffle de vie, attisé par le feu intérieur de nos trois compères réunis lui grilla le poil et le rejeta dehors.
En observant bien, on eût remarqué alors que le feu dans la cheminée était alimenté de paille et de bois…
Ainsi se perpétua jusqu’à nos jours, à quelques nuances près, l’histoire des petits cochons.

Pendant longtemps j’ai cru que le comportement de ces trois petits cochons pouvait représenter celui de trois périodes de notre vie : l’enfance/adolescence et son cortège d’insouciance, d’inconscience et d’arrogance ; la maturité avec notre quête d’épanouissement personnel et social ; le troisième âge et l’acquisition d’une certaine sagesse et la quête de sérénité.
Mais j’ai eu l’occasion de rencontrer de très jeunes personnes manifestant sagesse et spiritualité, alors que d’autres, très âgées, erraient dans les couloirs de l’angoisse et de la confusion.
Aujourd’hui, je me dis que ces trois attitudes coexistent en chacun et que toute nouvelle journée nous offre le choix de la maison dans laquelle nous voulons résider. Ce choix est en fait, un choix de chaque instant.
Il n’y a pas de problèmes à profiter de joies éphémères que procure notre environnement. Il n’y a pas de problèmes à s’impliquer dans une vie sociale, familiale ou professionnelle. Mais il n’y a pas de problème non plus à se centrer et ressentir la simplicité, la beauté, la sérénité qui résident en soi, indépendamment des circonstances.
Tout change, par nature, mais tout au long de notre existence, nous restons toujours nous-même, et si nous pouvons faire notre maison de ce nous-même, le loup peut bien souffler et gesticuler au-dehors, cet espace de confort et de paix est toujours là, en nous, pour nous accueillir et nous protéger.
La seule chose dont nous ayons alors besoin, c’est de la clé pour entrer dans notre maison.

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2 Commentaires le “L’étroit petit cochon”

  1. Josiane dit :

    Bravo pour ce conte, il est vraiment super ! À quand celui de Cendrillon, du Petit Poucet ou de Barbe-Bleue ?

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  2. Bernard Lemaire dit :

    Je suis ébahi et ravi de découvrir que l’essence même de ce conte m’avait échappé jusque là…

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